Une chose m'a toujours passionné : comprendre quels sont les tenants et aboutissants invisibles qui sous-tendent notre vision du monde et la société dans laquelle on vit. De même que l'Univers baigne dans un champ gravitationnel qui influe sur tous ses composants, nous baignons dans un champ idéologique, masqué et brouillé par tout un tas d'affirmations et de manifestations diverses, souvent de parfaite bonne foi, tant il est malaisé de percevoir en soi-même ce qui nous influence sans en avoir conscience.
Ces influences, c'est précisément ce que nie farouchement une certaine Ayn Rand. C'est cet article qui m'a appris l'existence de cette délicieuse philosophe, et qui a initié en mon for intérieur du dedans un grand bouillonnement d'idées, dans un cortex déjà pourtant bien encombré de tas de trucs inutiles et embrumés par des tonnes de molécules de Nutella ; mais de temps à autres, une brusque secousse remet en marche la mécanique, qui se met alors à extravaguer sans vergogne et à vagabonder généreusement, et bien entendu je ne résiste pas à vous en faire profiter, bande de petits veinards (oh que vous êtes contents, hein ?).
Ainsi donc, Ayn Rand est une charmante philosophe, qui a développé l'objectivisme. L'objectivisme est une charmante doctrine philosophique qui proclame que l'individu doit se constituer en tant que tel, doit abandonner toute culpabilisation générée par autrui, pour conquérir le bonheur grâce à la poursuite de l'intérêt de soi rationnel. Il s'agit, par le biais de la Raison, de se baser sur la responsabilité de chacun à atteindre son propre intérêt rationnel :
«l'homme est qualifié d'être rationnel, mais la rationalité est un choix - et l'alternative que lui offre sa nature, c'est : être rationnel, ou animal suicidaire. L'homme doit être homme - par choix; il doit avoir sa vie comme valeur - par choix ; il doit apprendre à en être responsable - par choix ; il doit découvrir les valeurs qui sont nécessaires à cela et pratiquer ces vertus - par choix.
Un code de valeurs accepté par choix est un code moral.»
La morale n'a pas d'intérêt en soi, elle n'a d'intérêt que comme élément de survie. Les éthiques altruistes, en particulier celles issues de la religion, sont rejetées ; non pas qu'il ne faille pas, au besoin, aider les autres, mais parce qu'en tant que doctrines altruistes elles aboutissent à la coercition dans les relations sociales, afin de bénéficier à certains au détriment des autres - c'est ainsi que, selon Ayn Rand, l'impôt est immoral.
À quoi aboutissent toutes ces réflexions philosophiques ? À établir, in fine, que le capitalisme est le meilleur système permettant à l'Homme de se réaliser en tant qu'individu, libérant ainsi les initiatives et les compétences sans que cela nuise aux autres (sic)...
Or, je lis dans Wikipedia, que "D'après un sondage conduit par la Bibliothèque du Congrès américain, le livre Atlas Shrugged qui popularise la philosophie objectiviste d'Ayn Rand est le livre le plus influent des USA juste après la Bible." Je ne sais pas bien ce que ça vaut, mais le seul fait que ce sondage existe est significatif.
La vision du monde d'Ayn Rand, si influente, est faite, au fond, de la haine de la société (voire de son déni), de mépris pour la foule, de l'interdépendance des Hommes vu comme une pathologie, et de la valorisation d'un être qui ne vit que pour lui-même, indépendant et créateur. Je cite ici ce qui est déjà cité dans l'article dont je parle ci-dessus :
« Le créateur ne sert rien ni personne. Il ne vit que pour lui-même. Et c’est uniquement en vivant pour lui-même que l’homme est capable de réaliser les œuvres qui sont l’honneur de l’humanité. Le créateur a plus fait pour supprimer sur la terre toutes les formes de souffrance, aussi bien morales que physiques, que l’altruiste ne peut l’imaginer. L’homme qui s’efforce de vivre pour les autres est un homme dépendant. Il est lui-même un parasite et transforme les autres en parasites. (...) Le but du créateur est la conquête des éléments ; le but du parasite est la conquête des autres hommes. Le créateur vit pour son œuvre. Il n’a pas besoin des autres. Le parasite vit par dépendance. Il a besoin des autres.»
Voilà donc l'Homme idéal.
Comme l'article le relève, il y a une forte filiation dans cette doctrine avec le mythe prométhéen, compris comme l'Homme qui cherche à être Dieu lui-même à la place de Dieu. La doctrine d'Ayn Rand met en avant la Raison toute puissante, dans un fantasme d'un Homme qui se sculpte par la seule action de sa Raison - mettant à l'écart toute considérations sociologiques, idéologiques, psychologiques, l'Homme idéal étant pur de ce carcan paralysant issu d'Autrui. (À noter au passage qu'Ayn Rand juge l'homosexualité immorale, et précise que l'idéal pour la femme est de vénérer les hommes, vu que l'homme idéal est le plus haut symbole de l'humanité - rien que de très rationnel, bien sûr...)
Or, plus j'y réfléchis, et plus j'ai bien l'impression de ne voir autour de moi, dans notre société, que des petits avatars de cette idéologie.
Bien entendu, la système capitalisme triomphant (enfin... faites comme s'il n'y avait pas de crise actuellement, n'est-ce pas...) en est la plus éclatante et visible réalisation, avec la domestication drastique de la nature qui l'accompagne, et la croyance que l'économie ou une entreprise se "manage" comme on dirige rationnellement une machine pour l'épanouissement de tous.
Mais n'est-ce pas aussi présent plus insidieusement dans toutes ces incitations au "bonheur personnel", au "bien-être", à l"accomplissement personnel" dont on nous bassine à longueur de magazine, avec tous ces articles ressassant la "sexualité épanouissante" ou "comment maigrir tout en se faisant plaisir" ? Dans l'individualisme egotiste qui nous entoure ?
Par exemple, tous ces parents qui pensent mieux savoir comment enseigner à leurs enfants que les professeurs ou instituteur dont c'est le métier (et Dieu sait que les enseignants en ont marre...) ; toutes ces manifestations diverses et variées déclinées sur le mode "j'ai raison parce que je le vaux bien, et tant pis si d'autres pensent différemment".
On peut penser aussi à l'explosion des blogs, ou au succès immodéré du téléphone portable - moyens de s'affirmer individuellement et de contrôler "son" monde.
On peut aussi penser à Michel Onfray et son hédonisme (et son immense succès de librairie) : ne met-il pas en avant la "sculpture de soi" par la raison, pour aboutir à un Homme supérieur débarrassé de toute morale religieuse judéo-chrétienne (vue comme le diable absolu - le même rejet de la foi polluant la raison est noté par Ayn Rand(1)), au-dessus de la foule des "Moi défaillants" ? Il s'agit bien, au final, avec l'hédonisme, de mettre le Moi narcissique au premier plan comme promesse de bonheur, en se débarrassant au maximum de toute culpabilité générée par l'Autre.
Je pense aussi à l'intérêt grandissant pour la résilience (voir ici aussi), popularisée par Boris Cyrulnik (et d'abord mise en avant par des psychiatres... américains), comme une valorisation de la capacité à (soi-disant) se sortir, par ses propres moyens psychiques individuels, d'épreuves traumatiques.
Toutes ces tendances et discours qui nous entourent et nous accaparent (et que je cite parce qu'ils me viennent à l'esprit au moment où je tape ces mots, mais il y en a évidemment sûrement bien d'autres auxquels je ne pense pas(2)) me semblent bien dériver de près ou de loin de ce fantasme de l'Homme prométhéen et de la philosophie d'Ayn Rand. À ne pas accepter son état réel d'homme ou de femme, qui inclue le hasard, la dépendance aux autres pour survivre (à commencer par ses la génération précédente), la dépendance aux besoins corporels, la dépendance à la Terre et aux événements naturels, et au final, la mort, à ne pas accepter cet état ou, au moins, le prendre en considération, on verse dans ce fantasme absolu, cette aspiration à être un surhomme, un Héros, à être Dieu à la place de Dieu, dans un déluge de narcissisme, au final assez enfantin. Car on dirait bien une idéologie d'adolescent qui en a marre de ses parents.
Si la négation de l'individu par des systèmes qui finissent par rendre totalitaires la solidarité et l'altruisme peut, à raison, faire frémir, et doit être rejeté, son opposé absolu qui met
l'individu-roi comme idéal m'apparaît comme étant tout aussi terrible, et parfaitement destructeur, sous des dehors charmeurs promettant des miracles de bonheur.
Car, s'il est parfaitement douteux que s'ériger en individu indépendant est sans mal pour les autres, il est également douteux que ce soit un bienfait pour soi-même. Non seulement cela érige une
frontière entre les "aptes", et les autres, mais cela enferme dans un fantasme d'être qui risque fort, à terme, de rencontrer de fortes désillusions. Car, quoi qu'on fasse, on est dépendant de la
société qui nous entoure, des valeurs, des conflits psychiques légués par les parents, etc..., la Raison pure n'existant pas.
Cette frontière nécessairement opérée entre "aptes" et "inaptes" est bien le signe que cette idéologie est d'abord celle des dominants, de ceux qui, de leur position haute dans la société, vont s'auto-justifier à prendre les dominés pour des incapables, voire des sous-hommes, pour des parasites, qui n'ont pas la force de caractère pour se réaliser. Je vous laisse le soin de faire la connexion avec tous ces discours sur les chômeurs, les sans-papiers, les jeunes de banlieue, avec le cynisme des pollueurs, ou celui de ceux qui exploitent la main-d'œuvre à bas prix, etc...
Cette dénégation de toute influence autre que biologique (c'est-à-dire seulement "mécanique"), au profit d'un fantasme de l'individu tout puissant comme idéal de bonheur, tire les rênes du monde occidental dans lequel on se débat ; et ce n'est plus seulement l'apanage des puissants : tout le monde, maintenant, veut, d'une façon ou d'une autre, se "réaliser".