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Nous sommes tous guadeloupéens

Si des antillais, et plus particulièrement des guadeloupéens, venaient à passer sur ces pages, je tenais à les saluer très amicalement et à leur souhaiter un maximum de courage.


Voilà des gens qui, de manière organisée et concertée (je ne parle pas des bandes violentes récemment apparues), s'avancent groupés pour demander des choses impensables, insultantes, grossières : des hausses de salaire, par exemple. 200 euros, pas un de moins. Parce que - rendez-vous compte un peu, ils en ont marre que quelques-uns s'en mettent plein les poches pendant que la majorité vivote avec pas grand'chose. Quel toupet, n'est-ce pas ?


Déjà, ils se sont organisés en force groupée, ce qui, en ces temps d'individualisme, est assez inconvenant. Mais, en plus, des augmentations de salaire, quelle infamie !

Résultat : ils se font taper sur la gueule. L'État démocratique, dont la fonction, dans de lointains temps obscurs, avait été défini comme étant de se préoccuper du bien commun, va taper sur ces impudents qui osent l'impensable : voilà que la populace voudrait partager et obtenir sa part du gâteau...


Cette situation est d'autant plus ahurissante qu'on vient d'assister en direct à l'explosion en vol du système économique néo-libéral, dont on nous vantait la sûreté scien-ti-fique et l'inéluctabilité depuis une trentaine d'année, explosion dont une des causes conjoncturelles est précisément que les ménages américains, n'ayant plus de ressources suffisantes de par leur salaire, ont été incité, pour compenser, à s'endetter dans des proportions aberrantes.

C'est-à-dire que la cupidité du système financier, cupidité décuplée par la sacro-sainte concurrence et rendue possible par les portes grandes ouvertes et non moins sacro-saintes de la dérégulation des marchés, l'a mené à sa perte précisément parce qu'en voulant prendre tellement d'argent dans la poche des ménages d'un côté, par les compressions salariales et autres licenciements économiques, dans le but de rendre les entreprises plus "compétitives", (c'est-à-dire plus à même d'injecter des liquidités dans la finance qui se charge de les faire se décupler dans des proportions ahurissantes pour son seul compte, sans intention de redistribuer), on a voulu également leur prendre de l'argent qu'ils n'avaient pas, comme si ça ne suffisait pas, par le biais du crédit.

C'est précisément pour cela que certains, au vue de la faillite du système, et ressuscitant le nom de Keynes (ainsi que le mot "capitalisme", tout d'un coup, alors qu'on passait pour un stalinien attardé il y a encore quelques temps quand on osait proférer ce mot), certains donc préconisent qu'un des leviers pour contrer la crise et refonder un système plus viable soit précisément d'augmenter les salaires. Il ne s'agit même pas d'un point de vue moral, mais seulement technique, parce que bien évidemment, si on se met du côté de la morale, c'est encore pire : on ne peut qu'apercevoir un monde de la finance qui s'est enrichi dans des proportions de milliers de milliards de dollars sans jamais redistribuer un kopeck à l'économie réelle (c'est-à-dire à nous), mais qui, quand elle se casse la gueule, et parce que ce serait une catastrophe encore plus énorme sinon, contraint les États (c'est-à-dire nous) à débourser des sommes monstrueuses pour sauver la mise : privatiser les profits, socialiser les pertes, le procédé est non seulement moralement scandaleux mais même inopérant économiquement.


Le néo-libéralisme s'est imposé comme une religion peut s'imposer à un moment de l'histoire. C'est une école d'économistes de Chicago, influencée, entre autres, par von Hayek et Milton Friedman, eux-mêmes pétris de thèses individualistes et libertariennes à la Ayn Rand, qui a promu cette idéologie néo-libérale dans les années 70, et qui a porté la bonne parole comme des prophètes annoncent l'arrivée du messie. Alors que l'économie mondiale s'était très bien portée d'avoir une finance régulée et réglementée par les États pendant les trente glorieuses, ils ont voulu imposer leur idéologie comme remède miracle au ralentissement de croissance des années 70.

Pour tester leurs idées, ils ont eu à disposition l'Indonésie de Suarto et le Chili de Pinochet comme cobayes : ils y ont expérimenté en direct leur système, avant de le vendre au monde entier. Von Hayek a même déclaré quelque chose comme "je préfère une dictature qui applique le libéralisme qu'une démocratie qui ne l'appliquerait pas" - vous voyez qu'on est en présence de sympathiques personnages.

Le credo n'a pas varié : la moindre intervention de l'État (même démocratique, donc) dans l'économie est vécu comme un immonde totalitarisme de type communiste (ou nazi, pour ces gens-là c'est la même chose), il faut par conséquent "libérer" les marchés et ne laisser à l'État que sa seule fonction d'armée et de police comme gardien de l'ordre - tout le reste doit être laissé aux marchés : les retraites, les "services publics", le code du travail, etc.

On connaît la suite : après que Nixon ait déconnecté le dollar de l'or en 1971 pour en faire une monnaie "libre", Reagan, puis Thatcher, gagnés par la nouvelle idéologie présentée comme le summum de la modernité, ont strictement suivi ce programme. Le crédo a été repris en chœur et présenté à la fois comme la lumière de la modernité et une inéluctabilité scientifique, aussi "inexorable que la loi de la gravité", avait dit Alain Minc. Toute critique de ce système, toute proposition d'alternative était étouffée sous la caricature de "stalinien", ou au mieux, de ringard qui refuse la modernité - le débat n'était même pas pensable.


Et en France, on est bouche bée quand on constate par qui a été importée la religion néo-libérale ; les État-unis et une bonne part de l'Europe ayant déjà cédé au culte doctrinaire de l'économie de marché, ce sont les socialistes qui, dès 1983, ont mené, Fabius en tête, les premières "réformes" - et c'est la loi de déréglementation financière de 1986, votée sous le gouvernement Bérégovoy, qui a introduit la France dans les doux filets de la finance déréglementée qui vient de nous montrer tout son monstrueux potentiel de nuisance. Du reste, les dirigeants du parti socialiste ne paraissent pas très à l'aise pour analyser cette crise financière et ne semblent pas donner de la voix pour des mesures qui s'imposeraient pourtant - sauf à demander de "moraliser" le capitalisme, et à taper sur Sarkozy. Ce sont bien les structures fondamentales du système qui l'ont amené à exploser, pas la vilenie de quelques méchants - et Sarkozy est certes responsable de politiques hautement critiquables (sinon détestables), le critiquer est un réflexe politique compréhensible, mais improductif à considérer vraiment en face l'ampleur de la crise du système.


C'est ce qui est frappant : tant de gens ont pris le pli du réflexe libéral, se sont auto-convaincus depuis tellement de temps qu'on tenait avec le néo-libéralisme et la mondialisation associée LA méthode inéluctable, intangible, inviolable. Cette crispation idéologique est telle que même face à la crise, face à ce "principe de réalité" qu'adorent pourtant les pragmatiques (car les néo-libéraux présentent leur croyance comme un pragmatisme rationnel, bien entendu), ces mêmes personnes n'arrivent pas à admettre la ruine de leur idéologie, dans une sorte de déni de réalité - à moins de contorsions assez pathétiques à la Laurent Joffrin, par exemple. Par ailleurs, cette adhésion sans faille du parti socialiste aux "lois" du marché pourtant inventé par des conservateurs patentés est encore pour moi un grand mystère - s'agit-il d'une sorte de formatage dû aux grands écoles ? D'une tromperie électoraliste ? De connerie pure ? Ça m'échappe.


Alors qu'on reproche à Chavez de gagner des référendums, les mêmes ne sont pas gênés qu'on ne respecte pas en France le résultat de celui sur la constitution européenne. Témoignage de cette croyance aveuglante en l'économie de marché telle qu'elle ne veut entendre aucune contestation, et preuve de l'efficacité de sa propagande, on préfère se concentrer sur la part des votes nationalistes contre l'idée même d'Europe, en clamant l'imbécillité de ces gens qui n'ont rien compris et en amalgamant les "extrêmes" (stalinien=nazi, on en revient toujours là), plutôt que de considérer qu'on puisse s'élever avec des arguments de raison, contre l'idée d'une "libre concurrence non faussée" inscrite dans une constitution, quand on voit ce que cela sous-entend.


Encore maintenant, alors que la faillite du système est avérée, le FMI, dirigé par Strauss-Kahn, en est encore à imposer ses "ajustements structurels" à la Hongrie, en échange de prêts dont l'État hongrois a besoin de manière vitale pour éviter la faillite : ces ajustements, ce sont ici 106 points qui détaillent les privatisations à mener, les dégraissements de fonctionnaires à opérer, et l'ouverture aux acteurs financiers comme les fonds de pension et autres...


Pendant ce temps, les guadeloupéens demandent leurs 200 euros d'augmentation et se font taper dessus. Un peu avant, c'était la jeunesse grecque qui s'était soulevée.
Qui seront les prochains ?





À lire : Jusqu'à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Frédéric Lordon, Raisons d'agir

Le krach parfait, crise du siècle et refondation de l'avenir, Ignacio Ramonet, Galilée

Le blog de Frédéric Lordon.

La crise et les médias, vidéo - Frédéric Lordon invité par Acrimed 

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D
Aaaarh, damned, comment ai-je pu confondre notre Dominique national avec Dhomhinik Strauss Ali Khan, du parti socialiste afghan.Et pourtant, hein, le pire, c'est que je me relis, hein, et que d'autres m'indiquent plein de fautes, que je les corrige, et qu'il en reste encore après, c'est infernal...
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A
De crainte de me laisser aller au moindre étalage culturel, je me contenterais de te remercier pour m'avoir enfin ouvert les yeux sur les véritables origines boullywoodiennes de Sharuck-Dominique Strauss- Khan... (nananèreuh)
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D
En tant que roux d'origine à peau bicolore (soit blanche soir rouge), je compatis.
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M
Ben moi je voudrais bien être guadeloupéen mais avec mon physique 3ème Reich version dégénérée, j'ai quand même un peu de mal à faire local. En tout cas, quand j'étais au Brésil, les gens se rendaient tout de suite compte que j'étais un touriste, alors que j'avais même pas de moustache, d'appareil en bandoulière ni de bob ricard.
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D
>Louis claudine : il y a des mesures à prendre tout à fait faisables, qui pourraient, sans aller jusqu'à rendre possible une société utopique, au moins ré-équilibrer les choses et rendre la situation plus vivable. Merci de votre visite !>mebahel : merci ! >Giny : remercie surtout F. Lordon, c'est de ses bouquins que j'apprends !>FGFT : j'ai entendu Ignacio Ramonet à la radio affiremer qu'en effet, Le Capital de Marx était tout à coup de plus en plus vendu..."marxiste" est devenu une sorte d'insulte, dans le même temps où le déséquilibre entre le capital et le travail est ahurissant - si dans les années 60, il y a avait en effet des "marxistes" assez saoûlant et à l'étroit dans une idéologie caricaturée, ceux qui ne voit dans Marx qu'un diable à repousser avec des gousses d'ail ne valent pas mieux...>Hugo : ben non, je ne te le dis pas.Humph. 
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