Avertissement au lecteur : attention, les textes qui suivent contiennent des scènes ou des idées
pouvant heurter les esprits un peu fatigués. Désolé, ça peut pas être de la gaudriole tous les jours, non plus. Promis, juste après ça, un épisode de Djoni.
Vous êtes encore là ?
Alors pour ceux qui ne se sont pas enfuis en hurlant, ou qui ne se sont pas réfugiés sous leur table en serrant leur clavier dans les bras et en se balançant d'avant en arrière,
le regard halluciné, psalmodiant d'une voix hystérique «je hais Djac Baweur, je hais Djac Baweur !», pour ceux dont la solide conformation mentale sait résister aux plus ardus des défis pour la
raison sans sombrer dans les affres de la démence, nous allons donc voir ce qui s'est passé après que la tonalité et sa forme chouchou, la sonate, se soient établies.
Je n'apprendrai rien à personne en racontant que les romantiques ont cherché les voies les plus expressives possibles.
Non pas que Haydn ou Mozart ne soient pas expressifs (expressif, c'est large, comme dénomination), mais les romantiques ont spécifiquement voulu exprimer le tréfonds de leur âme
et de leurs sentiments, dans un débordements d'épanchement nombrilesque. Pour ce faire, il leur a fallu chercher les moyens musicaux adéquats.
Tout en conservant le système tonal, bien pratique puisqu'il offre un cadre équilibré avec d'excellents repères, ils ont donc innové en enrichissant le discours tonal et en
flirtant avec les règles. En particulier, les romantiques vont de plus en plus
moduler.
Moduler, c'est-à-dire
changer localement de tonalité au cours d'un morceau.
Les classiques (et les baroques avant eux) modulaient déjà, bien sûr : par exemple, rappelez-vous, quand je dis que le second thème de la forme sonate est au ton de la dominante,
hé bien c'est déjà une modulation (à la dominante). Mais les classiques modulent dans des tonalités pas trop «éloignées» de la tonalité principale du morceau.
Pas trop «éloignées», ça veut dire en fait qu'on cherche à ne pas trop s'écarter du mode utilisé, c'est-à-dire de l'échelle de notes.
Par exemple (je sens qu'il faut un exemple), prenons un morceau en
ré majeur. Le mode utilisé, c'est donc le mode majeur sur
ré, et ça donne les notes suivantes :
ré-mi-fa#-sol-la-si-do#-ré.
Bon, maintenant, si je module en
si mineur, par exemple, alors localement le mode va changer avec l'harmonie et devenir :
si-do#-ré-mi-fa# puis soit
sol-la-si soit
sol#-la#-si.
Si vous n'avez vraiment rien à faire, vous pouvez comparer : les notes utilisées sont quasiment identiques avec le mode de
ré majeur,
sauf
sol et
la dans la deuxième forme du mode mineur. On obtient donc une tonalité qu'on dira
voisine du ton principal, sur laquelle on arrive sans changer les notes utilisées à l'exception de quelques unes qui peuvent bouger et qui du coup deviennent
particulièrement expressives.
Maintenant, si je module en
sol# majeur, par exemple, le mode correspondant va devenir :
sol#-la#-si#-do#-re#-mi#-fa##-sol# *. En tenant compte du fait que
si#=do,
mi#=fa, et
fa##=sol, vous pouvez constater qu'il n'y a que deux notes de commune avec le mode de
ré majeur (
do# et
fa##=sol), ce qui fait de
sol# majeur une tonalité très éloignée de
ré majeur.
Or dans le cadre spécifique de l'époque classique de la musique, plus on s'éloigne du mode d'origine, plus ça sonne «bizarre».
Hé bien voilà, ces satanés romantiques, dans leurs épanchements lacrymaux sur leurs problèmes de romantiques, ils ont fait rien qu'à moduler dans des tonalités de plus en plus
éloignées, ces vilains. Ce qui implique d'utiliser des moyens pas très catholiques, aux limites des règles du système classique ; en plus, ils se permettent aussi de rallonger le discours, avec de
loooongues mélodies expressives, ou de loooongs épisodes de progression (voir Tchaïkovsky, exemple-type).
Alors ce qui devait arriver arriva.
A force de s'éloigner du ton principal, de faire tourner en rond des motifs modulants, et de rallonger la sauce, on en est arrivé à une crise du langage : puisque la tonalité
repose sur la force d'attraction de la tonique, si on ne cesse pas de s'en éloigner, on sape totalement ce socle fondamental. Qui plus est, on détruit également le bel ordonnancement de la forme
sonate, dont la dynamique s'épuise et ne signifie plus rien.
Wagner en particulier a contribué à déglinguer le système tonal, car chez lui la ligne chantée s'émancipe bien souvent de quelque cadre que ce soit pour évoluer instinctivement
dans des directions seulement dictées par l'expression de la voix ou de telle ou telle harmonie. La tonalité, derrière ça, s'essouffle à suivre comme elle peut. La forme sonate, on n'en parle même
pas.
Sauf que Wagner fait exclusivement de l'opéra, genre particulier lié à l'histoire et au texte. Mais pour les symphonies, les quatuors, et tutti quanti, comment on fait ?
Alors, il fallait réagir.
En premier lieu, en abandonnant la forme sonate, et en inventant le poème symphonique, où la musique suit pas à pas un programme littéraire : c'est le cas chez Liszt, ou chez
Strauss. Mais bon, ça fait pas tout, et puis l'ennui c'est que du coup la musique ne se suffit pas à elle-même. Et puis ça ne tente de résoudre que le problème de la forme, le langage ne change
pas. Mais bon, bel effort.
Mais après ça, il y en a un qui a tapé du poing sur la table, et qui a tout envoyé chier : c'est Schöenberg.
Il s'est dit, en substance : «bon, la tonalité, ça ressemble plus à rien, c'est devenu n'importe quoi. OK, il faut prendre ses responsabilités, et en tirer les conséquences qui
s'imposent : c'est mort, c'est foutu. Il faut donc dorénavant composer sans tonalité, et puisque on disposait d'un système avant, c'est qu'il faut inventer un nouveau système pour gérer la
non-tonalité».
Du coup, joignant le geste à la parole, il a pondu le système
sériel, que j'expliquerai pas ici, parce que bon (l'assistance :
«ouuuf...»).
Ça a eu un grand impact, ça a généré beaucoup de chef-d'œuvres, ça a compté beaucoup de farouches militants, mais finalement force est de constater que ce nouveau système est
loin d'avoir convaincu tous les compositeurs et d'avoir envahi le monde de la musique. En effet, la vision de Schöenberg, bien qu'intellectuellement très puissante, ne raisonne qu'en termes de
techniques, de système et tout.
Et puis la tonalité, au-delà d'un langage ou d'un système, c'est avant tout un point de repère à l'écoute. Or (et là c'est subjectif), il me semble que, toutes les musiques du
monde fonctionnant (plus ou moins) sur une dialectique entre un point de repère fixe et des éléments mouvants, avoir un point de repère à l'écoute (donc, dans une musique harmonique telle qu'est la
musique occidentale, une tonalité, même si cela peut avoir un sens plus élargi que la tonalité propre au système classique, celle que je vous ait décrite) est indispensable à long terme pour
générer des œuvres aptes à toucher le public.
Et c'est là que Debussy est génial.
(l'assistance : «haaa ben c'est pas trop tôt !»).
(...à suivre)
* fa ##, c'est-à-dire fa double dièse : c'est un fa
qu'on hausse de deux demi-tons, ce qui, dans notre système tempéré où tous les demi-tons sont égaux, donne comme un sol à l'oreille, en fait.