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L'art de la répétition (2)

Nous en étions donc à chercher à illustrer  la symétrie de la répétition dans le discours musical classique (épisode précédent ici).

 

Alors, dis comme ça, ok, je vous l'accorde, ça a l'air aussi passionnant et funky qu'un cours sur l'élaboration d'une stratégie de développement en marketing d'entreprise articulé sur trois types de décision managériale, mais vous verrez, il y a de petits extraits sonores rigolos qui raviront les petits comme les grands de 7 à 77 ans.

 

Symetrie axe

 

Juste avant cela, précisons tout de même une chose, que vous entendrez clairement un peu plus loin : par répétition, j'entends soit répétition exacte, littérale, comme c'est le cas dans les Chariots de feu - mais cela peut-être aussi une répétition "approchée", c'est à dire sensiblement le même dessin de motifs très ressemblant, que l'on n'a aucun mal à associer, mais, qui, en fait, en détail, ont des notes différentes. 

Évidemment, le second cas aura tendance à générer des phrases plus "complexes", puisque l'identification sonore de ce qui est répété exige d'être plus macro-musical, si j'ose dire, elle est moins évidente, moins tautologique, que la redite textuelle. C'est un peu la différence entre distinguer l'esprit et la lettre.

 

Notons également qu'il n'y a jamais vraiment répétition exacte, du point de vue subjectif de l'auditeur, vu le déroulement temporel de la musique ; en effet, si deux motifs peuvent être identifiés comme strictement identiques à la lecture de la partition, le seul fait d'entendre une deuxième fois le motif à l'écoute implique, par contre, que les attentes auditives sur ce motif sont différentes, pour la raison même qu'on ne le découvre plus à partir de rien comme la première fois. C'est d'ailleurs précisément ce qui fait que la présence ou non d'une variation dans ce motif  "répété" prendra sens, et fera discours.

Bon, pour le dire tautologiquement, la deuxième fois c'est pas pareil que la première parce que c'est la deuxième et pas la première. Forcément. 

Mais c'est moins bête que ça n'y parait. 

Si si.

 

 

 

Je vous propose donc de voir ici deux exemples, deux débuts de symphonie de style classique célèbre.

 

Premier exemple évident, qui rappellera peut-être vaguement quelque chose à deux-trois d'entre vous :

 

 

(Pour ceux qui n'auraient pas reconnu, ce sont donc les premières mesures du premier mouvement de la 5e symphonie de L.V.Beethoven).

 

On est ici typiquement dans le second cas de répétition que j'ai décrit plus haut, la répétition "approchée". Ce n'est pas pour autant qu'elle n'est pas clairement audible : c'est, clairement, toujours la même formule rythmique partout, et très souvent le même intervalle entre les notes - même si les notes elles-mêmes changent.

 

Profitons-en pour rappeler au passage que si Beethoven répète de cette manière, ce n'est pas parce il était sourd, mais bien qu'il était un peu bête :

 

 

Bien ; ça, c'est fait.

 

Maintenant, mettons "à plat" ce qu'on entend dans l'extrait ci-dessus comme mouvement mélodique, c'est-à-dire oublions la distribution par instrument tel qu'écrite dans la partition originale, comme ceci (par soucis de place je n'affiche ici que les instruments à corde, de toute façon majoritaires dans ce début) :

 

5e Bethoven score

- pour plutôt l'aplatir sur une seule ligne, afin d'y voir plus clair. De cette manière, nous pourrons mieux visualiser les blocs répétés, en découpant la musique comme un saucisson, et en l'agrémentant d'une signalisation scientifique de laboratoire qui fait classe (même si vous ne savez pas lire exactement la musique, vous devriez arriver facilement à vous repérer en suivant en même temps que l'écoute), comme ceci :

 

5e bethoven

 

 

 

Voilà donc ce qu'il en est, mélodiquement parlant :

 

- D'abord, d'emblée, deux fois de suite ce célèbrissime martèlement qu'on appellera le motif-pomme, avec même rythme et même type d'intervalle, une tierce. Avouez que, même si les notes changent, et même en étant un peu dur de la feuille, ou de mauvaise volonté (si si, y'en a), difficile de ne pas entendre un même motif répété - Desproges ne s'y est pas trompé.

 

Sans doute une seule fois ne suffirait pas à installer ce motif dans les têtes, ni à installer ce caractère immédiatement dramatique et tendu(1) ; sans doute trois fois cela serait devenu vraiment trop lourdingue et empâté ; donc : deux fois.

 

- Puis voici les séquences A1 et A2, un A répété deux fois en somme ; A constitué lui-même d'une répétition de trois déclinaisons du motif-pomme.

 

- Et maintenant les séquences B1, B2 et B3, c'est-à-dire une séquence B répétée trois fois cette fois, mais constituée chaque fois de seulement deux répétitions d'un dérivé du motif-pomme - l'inverse de ce qui se passe pour A !

Du coup, comme séquence, B est plus court que A : en comparaison, ça donne une sorte d'accélération, de nervosité accrue, puisque les séquences B s'enchaînent plus vite.

Oui, mais dans le même temps la séquence est répétée une troisième fois, avec l'arrivée brusque et forte de tout l'orchestre - insistance plus lourde, donc, encore davantage de tension, d'exaspération !

 

Et c'est là qu'intervient un procédé souvent employé (notamment dans les "répétitions" par 3), c'est que la dernière occurrence n'est une répétition qu'en son début, pour en fait déboucher sur autre chose. On commence pareil, et hop on bifurque. 

Très souvent, quand ce procédé est utilisé, c'est pour enchaîner sur une simple déviation, un moyen d'articuler le discours vers la suite - ici on a en fait un aboutissement sur une première explosion de la tension accumulée dans tout ce qui précède, en trois accords aboyant comme des coups de fusil.

 

Et maintenant, observez bien la manœuvre globale : on vient de s'attarder sur des organisations apparemment dissymétriques, on répète trois fois un motif, deux fois la séquence, après on répète plus que deux fois le motif, et puis la troisième séquence est rallongée - bref, c'est le bordel.

Mais, si on compare ce qui se passe pour A et pour B : on a deux séquences de trois motifs dans un cas, trois séquences de deux motifs dans l'autre (sauf la dernière un peu particulière qui bifurque) ; comptons les deux mesures de prolongations à chaque fois (dans le premier cas, une à la fin de A1, une à la fin de A2, et, dans le second, deux qui prolongent B3) : ce sont donc globalement, tout simplement, deux phrases, A (A1+A2) et B (B1+B2+B3), de huit mesures.

 

Cette damnée caboche de Beethoven arrive à nous faire entendre du dissymétrique dans de la symétrie. Même nombre de mesures, même motif répété, et avec ça Beethoven arrive à faire trembler les murs.

 

- Enfin, l'explosion ne résout finalement pas grand-chose puisqu'elle nous amène à une suspension, en total déséquilibre, pour retomber sur notre motif-pomme (répétition du début, donc), martelé cette fois-ci une seule fois  ; deux fois serait inutile et même contre-productif, alors qu'on en a déjà entendu une paire la première fois, ici cela alourdirait et ferait baisser la tension qui se construit dans ce début. Un seul rappel donc, suffit avec efficacité. 

On sent donc parfaitement, à ce moment, que c'est reparti pour un tour, que c'est juste le début d'un truc, mais, vu la tension accumulée dans ce début, on en attend davantage cette fois - et c'est bien ce qui va se passer si vous écoutez la suite du mouvement.

 

Vous voyez donc de quelle manière ces répétitions s'articulent pour fabriquer le fil musical, mélodiquement parlant - ici, une tension qui devient très vite électrique, propre au style de Beethoven - et sont pesées avec soin à cet effet.

 

 

Cela dit, gardez en tête que ce n'est pas seulement l'agencement des motifs mélodiques qui crée le discours dans son ensemble : il faudrait inévitablement parler de l'évolution de l'harmonie, qui, dans ce style de musique, est le moule, le cadre, contraignant et ordonné, dans lequel ces agencements se meuvent.

Pour s'en convaincre, imaginons ce début de la 5e avec exactement le même plan mélodique, mais une harmonie différente : 

 

 

Cependant la conduite seule de l'harmonie n'y suffirait pas non plus, si on change le plan mélodique en gardant la logique harmonique, on brise aussi complètement le discours :

 

 

J'imagine que dans les deux cas, on sera assez facilement d'accord sur le fait que ça ressemble vraiment à pas grand' chose - et encore, j'ai été soft.

Et dès qu'on revient à l'original, tout de suite, paf, ça marche, c'est l'évidence, c'est l'équilibre - et, non, c'est pas juste dû au son de synthé affreux de mes exemples, parce que, bon, oui, je sais, je sais, mais un jour, vous verrez, un jour, mes exemples musicaux seront enregistrés par le philharmonique de Vienne, oui môssieur, oui madâme, et là, vous verrez, ha ha.

 

Oui, mais pas tout de suite.

 

(à suivre…)

 

 

(1) N.Harnoncourt parle d'une symphonie politique : il évoque dans ce premier mouvement l'image de quelqu'un, enchaîné, sous une dictature, et qui chercherait à briser ses chaînes - d'où la grande libération qui vient dans le dernier mouvement ce cette même symphonie

 

 

Extrait musical : Ludwig Van Beethoven, Symphonies Nos.1-9, N.Harnoncourt, Chamber Orchestra of Europe, TeldecCalssics

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P
J'apprécie votre blog , je me permet donc de poser un lien vers le mien .. n'hésitez pas à le visiter. <br /> Cordialement
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A
<br /> je ne comprends pas toujours tout mais je me régale toujours autant ! Merci<br />
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D
<br /> Je pense qui s'il y a un véritable mouvement populaire, une marche à l'unisson de toutes les forces bloguesques de ce pays, tous-en-sem-bleu, l'orchestre de Vienne ne pourra pas rester inerte.<br />
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N
<br /> C'est pas bientôt fini de faire de la pub pour A... à coup de motifs-pomme ? <br /> <br /> <br /> Magnifique, quel talent ! (sauf le synthé, effectivement, mais j'écris immédiatement à Vienne) Et merci pour Desproges parce que je ne m'en lasserai jamais.<br />
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