Dans la vie, comme pour vous tous j'imagine, il est certaines choses étranges qui échappent à mon champ de discernement, qui vont au-delà de mes capacités sensorielles et de mon horizon perceptif, qui se situent hors de mon espace personnel de compréhension.
Il en est de ces choses comme de l'intérêt des touaregs pour les moufles, de la passion de Jean-Paul Sartre pour petit Ours Brun, de l'amour de Steevy pour les motets de la Renaissance ou l'attachement de la rédaction de TF1 au véritable journalisme d'investigation : il n'y a simplement pas compatibilité (comptabilité, à la rigueur, pour TF1).
Par exemple, dans la liste de ces choses qui me stupéfient et me dépassent, je peux me demander sans fin, certain d'être dans l'incapacité congénitale et durable d'apporter l'ébauche d'un embryon de réponse : comment on peut trouver Nicolas Sarkozy sympathique. Voilà un truc qui me dépasse.
Ou alors, comment on peut avoir de l'appétit pour un MacDo en plastique, dans une salle qui pue la frite et les produits de nettoyage.
Ou alors, comment on peut acquérir ce réflexe de Pavlov qui consiste à remuer de manière vachement sérieuse les épaules et les hanches comme ils font à la télé, au seul stimulus auditif d'un «boum-boum» aussi pauvre qu'abrutissant et dictatorial.
Ou alors, comment on peut ne pas aimer Debussy, ou détester le Nutella.
Ou alors, les fondamentalistes religieux de tous poils, aussi, ça c'est moins drôle, mais c'est quand même fondamentalement (c'est la cas de le dire) incompréhensible et indiciblement monstrueux.
Ou alors, comment on peut volontairement et en toute conscience acheter une connerie de magazine qui vous propose les amours du Prince Charles, le 56318ème régime miracle (celui où vous perdrez 5 kilos par jour en alternant cassoulet et jus de kiwi) et le 32164ème article sur les pratiques sexuelles (vous ne procédez pas à la sodomie à plusieurs dans la piscine ? Ringaaards !).
Ou alors, comment on peut se passionner pour des automobiles : ça pue, c'est moche, ça pollue et c'est dangereux. Comprends pas.
Ou alors, le patinage artistique.
Bon, patinage, ça, je comprends, c'est objectif : il s'agit d'évoluer sur de la glace par le truchement de patins. Okay. Jusque-là, ça va. Il y en a qui font du parachute, d'autres du scooter, pourquoi pas le patin.
Mais alors.
Quand même.
«Artistique».
Non mais vraiment.
Saperlipopette de sa race, ça me troue le vous voyez quoi.
Rendez-vous compte : certains se sont tués à la tâche, ont crevés dans la misère, ou ne sont restés en vie que par la force et la conviction que leur donnait leur foi inaltérable et passionnée pour l'Art.
Et à côté de ça, on a osé accoler l'adjectif «artistique» au substantif «patinage».
Et cela pour quoi ?
Parce que les costumes, réussissant l'exploit de repousser toujours plus loin les frontières du ridicule, ringards même aux yeux des plus nostalgiques des années 70, tout en paillettes brillantes et en frou-frou de mousseline parce que c'est teeeellement joli, ça fait «artistique» ?
Parce que sous prétexte qu'il y a une musique gueulée dans la patinoire, à tous les coups déprimante de fadeur et de mauvais goût, et qui est censée accompagner la prestation des endives sur patin (sans que rien dans la chorégraphie ait vraiment un rapport, en fait), ça fait «artistique» ?
Parce qu'il suffit de faire deux moulinets de la main, de prendre un air inspiré en gigotant afin d'effectuer ce que j'ai de la peine à nommer «pas de danse», mais qui objectivement a plus de ressemblance avec un intense foutage de gueule, parce qu'il suffit de faire des vagues avec les bras, de faire une ou deux pirouettes, et de rejeter fièrement la tête en arrière à la fin de la séance pour que ça fasse «artistique» ?
Et puis, rien à faire : la compétition, les médailles, ça n'est pas artistique, ça ne peut essentiellement pas être «artistique».
Vous me direz, il existe bien des prix et des concours de toute sorte en musique, par exemple.
Le monde musical est ainsi fait que pour se faire remarquer, se faire accepter parmi tout plein de gens qui jouent très bien, la tradition est de collectionner des concours pour les aligner sur le CV, afin qu'on puisse annoncer au concert le lauréat de machin-truc, pour faire venir le public, qui ne se déplace que pour voir des célébrités et non pour entendre la musique de tel ou tel compositeur pour la simple raison désuète et ringarde que c'est beau.
Alors, voyez, hein, les concours, c'est pas ce qu'on fait de plus «artistique», sans compter qu'il n'est pas rare, voire carrément banal, qu'on n'entende plus parler des gagnants de grands concours au bout de quelques années.
Le seul critère qui compte, c'est l'émotion qui se dégage d'un interprète parce qu'il arrive à transmettre l'œuvre d'un compositeur : c'est l'œuvre qui parle, à travers l'interprète.
Je n'y connais rien en danse, mais j'imagine qu'on pourrait transposer cela en parlant de l'expression du geste, de l'émotion du mouvement, la technique n'étant qu'un moyen d'y parvenir et non un but en soi.
Mais, chez les gens du patinage artistique, ce genre de considération, ils sont pas vraiment au courant. On leur a pas dit.
C'est «tout plein d'émotions», c'est «tout plein de rêve», mais en même temps c'est quand même la médaille qui compte, être premier comme à la boxe ou au judo, hein, finalement, faut pas déconner.
Cette histoire de patinage, à mi-chemin entre le concours de miss et le mauvais goût indécrottable des pathétiques spectacles de fin d'année dans les écoles de danse où de pauvres petites filles déguisées en tutu, qui pourtant ne demandaient rien à personne, sont obligées de s'humilier en public pour faire plaisir à maman, cette histoire de patinage est un repoussoir à tout Art véritable pour ceux qui n'ont pas accès naturellement à la culture.
Parce que pour ceux qui adorent, l'Art, c'est cela, et alors toute autre curiosité aura bien du mal à éclore.
Parce que pour ceux qui détestent, l'Art c'est donc cela, cette espèce de truc ridicule de cul-culteries infâmes.
Et je rappelle que le patinage «artistique», c'est diffusé à la télévision, puisque c'est aussi considéré comme du sport (ça ne devrait bien être que ça, en fait).
Avec de gros scores d'audience.
Ouais ben moi, au risque de passer pour un pisse-froid, ça m'attriste quand même un peu.