Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ce qu'il faut vraiment écouter au moins une fois dans sa vie (2) - Igor Stravinsky

    Alors, Stravinsky, pour résumer : ouah putain ça déchire un max.

    Enfin, heuu, pas tout, soyons franc.

    Ce gars-là est un drôle de compositeur, dont l'œuvre apparaît au premier abord comme étonnamment hétéroclite. D'ailleurs, on peut dire qu'il a hétéroclite, alors qu'on ne dit pas qu'il est été au clite, un peu de grammaire, quoi.
    En gros, on peut classer ses œuvres en trois catégories ; celles que je vais vous donner sont très personnelles et subjectives, et feraient sûrement tressaillir d'effroi tout musicologue distingué constatant, offusqué et outré, que les normes universitaires ne sont pas ici respectées comme il se doit, mais je m'en tape et s'il est pas content c'est pareil.

    La troisième catégorie (oui je fais dans le compte à rebours) englobe les œuvres de la fin de la vie de Stravinsky, où, contre toute attente et sans que rien ne le laissait présager, voilà que monsieur se met à composer à la manière sérielle, c'est-à-dire selon le système édicté par Shoenberg et utilisé par ses ses celèbres élèves Berg et Webern (ces trois-là vont former ce qu'on appelle l'école de Vienne, probablement parce qu'ils habitaient Vienne, ou alors parce qu'ils trouvaient que c'était une jolie ville, enfin, en tout cas, je précise : Vienne en Autriche, hein, pas dans l'Isère).
    Il s'avère que Stravinsky se met à composer sériel pile après la mort de Schoenberg, ce qui laisse à penser, connaissant l'égo pas mal dimensionné du bonhomme, que Stravinsky n'a pas voulu montrer à un rival qu'il s'abaissait à utiliser ses méthodes.
    J'avoue humblement que je ne connais rien de cette période d'Igor, mais alors, rien. Dès que j'ai des infos, je vous tient au courant.

    La deuxième catégorie comprend les œuvres dites néo-classiques, Pulcinella en tête, et moi j'y rajoute aussi les œuvres folklorisantes, du genre l'histoire du Soldat ou les trucs un peu insolites du genre Ebony concerto ou Circus Polka. C'est toute la partie de Stravinsky qui me semble plutôt légère et anecdotique : il y utilise de petites formations instrumentales hétérogènes, et cherche le ton humoristique, insouciant, l'œuvre musicale n'étant pas prise pour quelque chose de sérieux, mais comme un divertissement sans importance.
    Le néo-clacissisme (pas seulement représenté par Stravinsky, voir par exemple la symphonie classique de Prokofiev) représente un courant musical d'entre les deux guerres, consistant à revenir aux anciennes formes musicales, d'avant même la forme sonate, et de réutiliser une tonalité «pure« d'avant les «dérives» romantiques, dans une sorte d'idéal de canon de beauté ; mais, dans le même temps, ce pseudo-retour aux sources, désireux de se démarquer des modernes (genre... Schoenberg, décidément, le grrrrand méchant loup), ne se prend pas au sérieux, reste dans le futile, assez typique du dilettantisme des années vingt. Et du coup, moi, bof, ça me passionne pas des masses comme style.
    Chez Stravinsky, si ça vous intéresse, existent notamment Pulcinella (sur des thèmes de Pergolèse), ou Œdipus Rex (d'après Haendel).
    Ne sont pas à proprement parler néo-classiques, mais participent de cette même futilité, à mon sens, l'Histoire du soldat, le Baiser de la Fée, ou Apollon musagète (rien que le nom... Bref.).

    Et puis enfin, le lourd, le consistant, le bankable : la première catégorie, celle qui m'intéresse ici.
    La catégorie genre «ballets russes» et assimilés.
    Avec que des hits monstrueux.
    Si je vous dis : Sacre du Printemps, tout de suite ça calme, hein ?
    AC-DC, les Clash et les Sex-pistols réunis sont de vraies tapettes à côté. Si si, allez au concert, vous verrez, ça arrache grave mortel.

    En voilà encore un qui cherche à se sortir du romantisme bourgeois, dont les longueurs larmoyantes et égocentriques fin 19ème finissaient par prendre décidément trop de place, ainsi que des œuvrettes gentillettes ravissant le notable (par exemple Massenet, Charpentier, Délibes et autres Auber, le pire de la cul-culterie française) ou des opérettes à la Franz Lehar (assez terrible aussi dans son genre, tellement kitch que ça devrait revenir grave à la mode ; vous allez voir, la Star-Ac dans cinq-six ans, le revival Lehar, moi je vous le dis, craignez le pire).
    Le truc à Stravinsky (pas de sous-entendu grivois, merci d'avance), c'est de réagir assez radicalement, en éliminant les mélodies par trop expressives et développées, voire en éliminant la mélodie tout court à certain moment, en abandonnant un fonctionnement tonal par trop évident (lire ici et ), en laissant tomber la forme sonate et ses satellites (lire ici), en mettant une orchestration très particulière en avant, orientée sur les instruments à vent, et enfin en mettant le rythme comme élément primordial, l'harmonie ne devenant qu'un élément de couleur.

    Vous allez me dire : ha oui mais alors, c'est un peu comme Debussy, alors, l'éloignement de la tonalité, la couleur des timbres, libérer le rythme et la forme, tout ça (lire ici) ?
    Ben sur le fond, c'est pas faux, c'est même un peu toute l'histoire du 20ème siècle musical par rapport au trois siècles qui précèdent.

    Mais, évidemment, Stravinsky joue avec ces critères de manière très différente que Debussy.
    Là où Debussy cherche à être hors du temps, à flotter dans un espace de rêve évaporé, Stravinsky taille des blocs de temps denses et imposants, et s'amuse avec comme un gosse avec des briques de lego, en les collant les unes contre les autres, en les empilant, voire en les entrechoquant.
    Typique des blocs de Starvinsky : il fixe une harmonie, un accord bien particulier, bien choisi et équilibré pour frotter mais pas trop, et puis il l'assène en valeurs répétées, pam-pam-pam-pam-pam, tout en accentuant soudainement une de ces valeurs, en se gardant bien d'être régulier. Ça donne un truc du genre : pam-pam-pam-pam- PAM-pam-pam-pam- PAM-pam-pam- PAM-pam- PAM-pam-pam-pam-pam- PAM-pam (espaces de 5-4-3-2-5) etc... Et ce sont les célèbrissimes Augures printanières du Sacre qui surgissent.
    L'effet paraît simple, mais c'est révolutionnaire, puisqu'en contradiction totale avec tous les éléments musicaux jusqu'alors utilisés (le discours harmonique en particulier). Ici, seule la scansion rythmique - irrégulière, qui plus est - fait discours...
    Ces blocs peuvent être également constitués de motifs courts, qui s'agrandissent ou diminuent en se répétant ou en se résumant, toujours de manière irrégulière.
    Ces répétitions variées de manière aussi directement simple sont typiques de Stravinsky, et donne à la fois cette allure sauvage, et cette dimension hypnotique et incantatoire propre à sa musique.

    Pour ne pas sonner tonal, là encore Stravinsky fait simple : il ne cherche pas de système harmonique compliqué, mais va simplement empiler des tonalités, c'est à dire bricoler des accords issus de l'aggrégation de deux accords de deux tonalités différentes.
    Par exemple, le fameux accord des Augures Printanières susdécrites, et il en a décidément de la chance ce Décrite*, c'est un accord majeur de mi (mi-sol#-si) en bas, et au-dessus un accord de mib (mib-sol-sib, et agrémenté d'une septième pour un peu mieux brouiller les pistes, c'est-à-dire d'un réb). Voilà, on empile les deux comme des briques de légo et ça donne un accord tout à fait original (pour l'époque, hein, parce depuis... Allez donc cherchez une harmonie originale, maintenant... ha là là c'était le bon temps...) et puissant, puisque à la fois dissonant (deux accords distants d'un demi-ton quand même !), et à la fois solidement charpenté par le côté «tonal» des deux composantes.

    De plus, il va choisir de préférence d'utiliser des modes différents que les modes majeurs et mineurs habituels, c'est-à-dire des gammes qui leur sont proches parce qu'il faut bien utiliser les mêmes notes des mêmes instruments**, mais qui ne sont quand même pas tout à fait fabriqués pareil, et donc sonnent avec une couleur particulière.
    Par exemple, au lieu de do-ré-mi-fa-sol-la-si-do, le mode majeur classique, la gamme quoi, remplacez le si par un sib, et hop, voilà un nouveau mode tout frais (qui doit avoir un nom grec compliqué, mais qu'on peut appeler mode de sol, parce qu'on obtient la même échelle de notes sans rien changer à la gamme de do mais en commençant par la note sol au lieu de do, vérifiez : sol-la-si-do-ré-mi-fa-sol, c'est les mêmes intervalles que : do-ré-mi-fa-sol-la-sib-do...).
    Ou alors, remettez le si à sa place, et cette fois changez le fa en fa#, et là, paf : voilà encore un autre mode, le mode de fa (même explication que ci-dessus).
    Ce qui est frappant, c'est que si vous prenez une musique connue, Frère Jacques ou Au clair de la lune ou n'importe quoi, et que vous la jouez ou chantez avec un autre mode, ça change complètement la couleur, ou l'humeur*** du morceau ou de la chanson.
    Hé bien c'est de cela dont se sert Stravinsky, ce qui donne à sa musique une atmosphère bien spécifique. Pour cette raison également, il choisit de préférence des mélodies populaires russes comme base mélodique, les mélodies populaires étant toujours modales et non tonales comme la musique savante des siècles passés.
    Un autre procédé modal fondamental, est qu'une mélodie modale se joue en générale sur une note tenue, comme les cornemuses par exemple, ou comme dans la musique indienne (dans un genre un tantinet plus évolué) : la musique modale ne se préoccupe pas de l'harmonie, de la succession hiérarchisée d'accords, mais plutôt, s'il le faut, empile les notes du mode sans trop de distinction, harmoniquement et classiquement parlant : ce qui compte et suffit à faire sens (musicalement), c'est la couleur du mode dont j'ai parlé plus haut.
    Utilisant sans vergogne ces fonctionnement modals (modaux ? J'ai jamais su), Stravinsky donne un caractère bien particulier à sa musique, rustique, minéral, comme surgi de la terre.

    Et puis le père Igor est un orchestrateur prodigieux : l'idée la plus simple, jouée au piano, devient une féerie une fois transcrite à l'orchestre, parce qu'il a a le don (et l'immense métier) de trouver le bon alliage d'instrument, le parfait équilibre, de rajouter des petits motifs rythmiques ça et là, de placer un petit pizz de contrebasse juste au bon moment, de fignoler un accompagnement de derrière les fagots, bref, de la cuisine de grand chef, aux épices soigneusement mesurées.

    Pour moi, la musique de Stravinsky (enfin celle de la première catégorie, si vous avez suivi) sonne comme un conte de fées, pleine de personnages fantasmagoriques et sortis du fond des âges, avec des petits lutins et farfadets facétieux, des fées merveilleuses, des magiciens sombres et inquiétants, des guerriers farouches, dans un décor surnaturel de forêt envoûtante et mystérieuse.
    C'est bon, mangez-en.



(écouter des extraits commentés)

À écouter de toute urgence :

L'Oiseau de Feu
Le Sacre du Printemps
Pétrouchka
Symphonie des psaumes****
Symphonie en trois mouvements
Symphonie pour instruments à vent (à la mémoire de Claude Debussy. Tiens tiens...)



*Démocrite, Décrite et Théocrite, les Riri Fifi et Loulou hellènes.
Ben quoi ?
**Certains compositeurs, plus tard, ont essayé d'écrire avec des modes vraiment tordus, mais du coup avec les instruments classiques c'est plutôt malaisé, pour pas dire plus.
***Les grecs parlaient de l'«èthos» des modes : caractère, état d'âme, disposition psychique (merci Wiki).
****Le terme "symphonie" n'a ici rien à voir avec ce qu'il signifie pour une symphonie classique (Mozart, Beethoven, par ex.). Au départ, genre 16ème/17ème siècle, le mot symphonie désignait toute pièce instrumentale, en opposition avec les pièces vocales. Ça doit être dans ce sens que Stravinsky l'utilise.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
La première fois que j'ai entendu du Stravinsky, c'était au visionnage du Fantasia de Disney, y a plus de 20 ans. Pur hasard donc, mais quelle claque ! J'ai même eu l'occasion de l'entendre jouer dans l'église d'un village voisin par l'orchestre philharmonique de Lorraine. C'était génial. Ils ont tout joué. C'était vraiment le pied.
Répondre
D
>roxane : merci infiniment ! Ravi de vous avoir apporté quelque chose ! :o)
Répondre
R
votre site est extra j'ai pu enfin découvrir l'art de Stravinski c'est tout simplement magique et bravo pour votre style d'écriture très cru mais très juste
Répondre
D
>fleur72 : hé ben quel enthousiasme ! :o)<br /> Merci beaucoup.<br /> En bravo pour le violon, bel exemple, puissent tous les autres lecteurs de ce blog vous imiter !!! :o)
Répondre
F
  Alors là, bravo pour ce site, J' A D O R E !  Je l'ai trouvé par hasard, et je viens m' y détendre dès que j'ai du temps libre. Tes commentaires sont trop géniaux,  trop pleins d'humour et aussi très intéressants et enrichissants en même temps. Je n'ai pas pu résister à t'envoyer mon petit commentaire, rien que pour dire que c'est super et que je ne connais pas de site aussi marrant. Moi , je ne connais pas grand chose au classique, je n'ai pas été initiée depuis toute petite, alors ma culture  clacla me fait défaut.  Par contre , j'aime beaucoup écouter la musique classique. J'apprends à jouer du violon depuis presque 6 ans ,et j'ai 44 ans. Alors tu vois ,j'ai encore plein de choses à apprendre. Et avec ton site ,j'en apprends et en plus ,je suis éclatée de rire par moments. Bon ,je retourne à ta lecture car je suis loin d'avoir tout lu et c'est tant mieux, ça me laisse encore du bon temps à passer avec ton site. En tous cas, bravo et vive le prochain sujet. FLEUR72
Répondre