Beaucoup de gens se demandent pourquoi les amateurs férus de musique classique peuvent-ils se battre autant pour savoir quelle est la meilleure version possible de tel ou tel morceau, et passer un temps infini à débattre pour savoir qui est celui qui joue mieux le concerto de Jean-Marie Machin ou la symphonie de Johannes von Bidule. Parce qu'ils se demandent au fond en quoi deux interprétations différentes par deux personnes différentes auraient tant de différences qui sautâssent si abruptement à l'oreille que ça, alors que, hein, le morceau c'est le même, c'est les mêmes notes, donc bon.
Certains se demandent aussi qu'est-ce que c'est que cette histoire de musique baroque, d'instruments d'époque, c'est quoi ce truc d'élitiste d'aller chercher comment les mecs ils jouaient au 17eme siècle, alors que maintenant on a des guitares électriques et des synthés ? Non, mais, franchement ?
Certains autres se demandent quand est-ce qu'on mange ou comment on fait les bébés.
Certains enfin ne se demandent rien. Jamais.
Penchons-nous donc dans un premier temps sur les problématiques soulevées par les deux premières catégories de gens, et prenons un exemple pour voir un peu mieux de quoi est-ce qu'il s'agit, et prenons Bach comme exemple, parce que c'est un super exemple.
En effet, il faut savoir que pendant pas mal de temps, jusque dans les années, disons, 1970, la musique officielle, c'est-à-dire comme enseignée au Conservatoire National Supérieure de Musique de Paris (faire ici une petite génuflexion, ou un signe de croix), n'abordait jamais la musique d'avant Haydn (en gros avant 1750), les rares exceptions à cet ostracisme se comptant sur les doigts de la main, et surtout à condition qu'on puisse y jouer du violon, d'où les Vivaldi, Corelli et autres Panzani italiens qui ont pondu du concerto comme d'autres pondent de l'éditorial dans les médias ou du kebab et du sashimi à l'heure du déjeuner. Mais à part ces usines à concertos violoneux, quasiment nulle place n'était faite aux baroques plus antérieurs, et encore moins à la musique de la Renaissance, n'en parlons même pas.
Restait donc Bach, en fait, comme exception et comme borne dans le passé, au-delà de laquelle seuls des êtres bizarres et louches, des intellectuels en somme, se permettaient de s'aventurer. De même, la musique contemporaine, c'était comme si ça n'existait pas : après Brahms (après 1900, quoi), c'était considéré comme une période de barbares sans foi ni loi, à quelques exceptions près. En gros, on était donc centré sur un siècle et demi de musique, voire deux en tirant un peu, c'est-à-dire essentiellement les périodes classique et romantique de la musique.
Il faut dire, à la décharge des musiciens d'il y a pas si longtemps, que le 19e siècle romantique en particulier était passé par là, avec son lot de déformations et d'oublis, et de musiciens genre Wagner après les ego desquels plus grand'chose n'était censé repousser (heureusement, Zorro Debussy-Ivanohé est passé par là, mais ceci est une autre histoire), avec un zeste de nationalisme de toute part (juste à peine) qui était venu relever la sauce.
Bach aurait même pu lui-même en faire les frais et être vraiment oublié ; d'autant qu'à son époque, déjà, s'il était reconnu comme génial improvisateur et organiste, ses compositions étaient regardées avec des pincettes, parce que son style d'écriture ne correspondait pas vraiment au goût de l'époque. Alors que la mode était furieusement aux opéras italiens, et plus largement, aux musiques de structure simple constituées en mélodies accompagnés - voilà que monsieur Bach se met à nous faire du contrepoint rustique, fabrication à l'ancienne, fait main, produit du terroir.
En l'occurrence, le terroir, c'est la Renaissance des vieux maîtres du contrepoint, maîtres devenus depuis un bon bout de temps déjà fortement old style à l'époque de Bach. Du coup, si on était admiratif de la belle facture (le contrepoint c'est du boulot), on regardait Jean-Sébastien un peu comme un artisan suranné et archaïque. Seuls les compositeurs pas trop mauvais, des Mozart ou des Beethoven, ont été marqués et influencés par les partitions de Bach quand ils en ont eu en main. Et pour voir Bach remis au devant de la scène, il faut attendre en particulier Mendelssohn, qui fit rejouer les œuvres de Jean-Seb à partir des années 1830, tout en ne se privant pas d'éditer les partitions, c'est-à-dire en gardant les notes mais en rajoutant des tas de notations pour adapter la musique de Bach à la sauce romantique, ce qui nous ramène finalement au cœur du sujet de ce billet.
Voilà comment on massacrait jouait, par exemple, le concerto brandebourgeois n°3 à la fin de la seconde guerre. Mesdames-messieurs, un des plus grands orchestres au monde, si si, le philarmonique de Vienne :
(le premier titre, qui est en second sur la liste, est le premier mouvement, alors que le second, qui est en premier, est le troisième. Quoi, "c'est pas clair
?"
C'est la faute à Deezer : quand vous cliquez sur le triangle "play", c'est le titre tout en bas de la liste qui s'écoute en premier, et pas celui du début de liste comme on s'y attendrait
intuitivement)
C'est lent.
C'est long.
Imaginez un cake au thon.
Le cake, voyez, c'est plutôt le truc qui tient au corps. Le thon, c'est plutôt un poisson bien gras, qui bourre le bide et laisse la bouche pâteuse.
Bon, hé bien imaginez du cake au thon. Si, un jour dans votre vie, vous aviez déjà, comme moi, mangé du cake au thon, c'est aussi l'image qui vous viendrait à l'écoute.
Pendant qu'on subit le premier mouvement, on se dit "bon, pour le troisième, traditionnellement, ça va plus vite, c'est enlevé, même à l'époque, ils ont dû faire un effort". Hé ben même pas. On dirait des gammes ânonnées au métronome, avec l'exploit de pas être ensemble au tout début (à ce tempo, faut le faire).
Bon, vous me direz, l'enregistrement est ancien, tout ça, tout ça, on peut pas se rendre compte.
Bon, alors voilà du plus récent :
Musclé, le premier, hein ? Toute la générosité russe. Avec un petit quelque chose d'Armée Rouge et de la légendaire délicatesse des chars soviétiques.
Le second s'améliore un peu, mais écoutez bien nos amis du Württemberg quand il y a les notes un peu longues : comme elles sont chaaaaantés, avec force vibrato. S'ils évitent relativement les chars panzers pour leur part, ils nous jouent ça presque comme une sorte de quatuor de Tchaïkovsky, avec plein de sentiments à fleur de peau.
Alors, évidemment, après ça, c'est un peu le choc :
On entend tout de suite une différence de taille : chaque motif est dessiné, avec temps forts et temps faibles, les notes sont moins enchaînées les unes aux autres et jouées "tout à plat" comme auparavant. Le tout donne plus d'air, dégraisse le mammouth, allège le cake, donne du relief, et si on ajoute à ça, des effectifs d'instrumentistes plus restreints et des tempos plus allant, cela donne une rythmique plus bondissante et des plans sonores entre les voix infiniment plus compréhensibles.
C'est que, la musique, au bout du bout, c'est d'abord du geste. Quelle que soit la musique que vous composez, il faudra bien des instrumentistes qui, concrètement, la jouent, sur des instruments ; et la musique que vous composez, même si vous cherchez des choses nouvelles, vous ne pouvez l'imaginer qu'à partir de ce qui vous imprègne, de ce que donnent ces instruments, et donc de comment on en joue. On ne peut pas écrire la même musique pour une flûte que pour une contrebasse ; la flûte est infiniment agile, l'émission du son est facile, mais elle doit respirer, l'aigu ne se perçoit pas comme le grave, etc...
Tenter de retrouver les gestes instrumentaux, et par conséquent les instruments du temps de Bach permet donc de s'approcher de quelque chose qui aide à saisir ce pour quoi Bach a composé et l'a amené à imaginer ce qu'il a imaginé. Le geste du compositeur est indissociablement lié au geste instrumental, ce n'est donc pas un hasard si cette dernière version nous redonne tellement plus clairement les différents plans instrumentaux du contrepoint et une pulsation dynamique.
Illustrons-cela de nouveau avec un autre concerto Brandebourgeois, le 6, pour le plaisir, celui avec les deux altos solos. Entre les deux premières interprétations, même choc que précédemment. Vous remarquerez toutefois qu'il se passe un truc bizarre avec la troisième : ça se met à être très nerveux, et peu comme si les musiciens s'étaient injecté de la caféïne pure en intraveineuse (normal, ce sont des italiens, ils sont cappucinoïnomanes, c'est pas beau à voir). C'est que dans cette vague de retour aux instruments anciens, l'effet de mode aidant, on trouve évidemment à boire et à manger. Tous les baroqueux jouent anciens, mais il y en a qui exagèrent.
Autre exemple assez spectaculaire. Voici le début de la passion selon St.Mathieu, par Otto Klemperer - un géant mythique parmi les chefs d'orchestre (mettez le son bien fort) :
Ach ! Mussikeu Halleumante !
Tout est bien écrasé en loooooongues mélodies tenuuuuues, et comme il faut que ça sonne énhaurme, les bois sont doublés, c'est-à-dire que plusieurs flûtes jouent à la fois la partie de flûte, etc., comme en témoigne au tout début l'ignoble son de cornemuse issus des hautbois à l'unisson - et quand je dis unisson, je suis gentil, parce que c'est tout de même délicieusement faux. Bref, le cake au thon, le retour.
Comment, me direz-vous, des grands musiciens pouvaient-ils infliger cela à Bach et au public (et, ce faisant, endormir une masse considérable de gens, persuadés ensuite à vie que la musique classique c'est long et ennuyeux - on comprend mieux le succès des yéyé) ?
Tout simplement parce qu'à l'époque leur standard de musique, la manière de jouer quasi-exclusive, de base, c'était ça :
Parenté assez évidente avec Bach dans ce tout début me semble-t-il, sauf que c'est du Brahms, et que Brahms a prévu le coup pour que ça sonne grand et large, avec une mélodie qui dure des heures.
D'abord, la note de basse obstinée est confiée aux timbales, qui font un barouf de tous les diables (c'est le bom-bom-bom-bom...), la mélodie est jouée par tous les violons et les violoncelles, et la mélodie secondaire est en fait plus constituée de blocs harmoniques en évolution confiés aux instruments à vents (et tous doublés volontairement, cette fois, et habilement, de manière à ce que ça sonne solide) que d'un véritable contrepoint fait de lignes et de motifs différents. Bref, Brahms a explicitement calculé son coup pour fabriquer ce gros bloc de son qui nous tombe dessus comme une sorte de parpaing géant.
Mais Bach, lui, n'avait pas prévu ce coup-là : davantage de voix individuelles qui se croisent et se répondent, une pulsation rythmique plus subtile en plusieurs strates, des motifs plus brefs et concis que la longue mélodie romantique.
Brahms, comme beaucoup de romantiques allemands, se prend implicitement pour Dieu à la place de Dieu, artiste créateur et urgence émotionnelle : ça demande du boulot, il s'agit de montrer ses petits bras musclés. Bach, lui, 150 ans avant, s'efface devant Dieu, se fait tout petit-petit, contemple et admire.
Du coup, c'est pas tout à fait pareil :
Voici exactement la même opposition pour le début de la passion selon St. Jean ; après l'écrasement par le paquebot du philarmonique de Berlin (le chœur, tellement pléthorique et pesant des tonnes, que ses premières interventions sur "Herr !" tombent chacune une bonne demi-seconde en retard après l'orchestre), on a l'impression d'ouvrir les fenêtres, de voir l'horizon et de respirer de l'air frais grâce au Taverner consort (écoutez cette pulsation lente, donnée par les accords de clavecin et les appuis de contrebasse sur cette note grave qui semble se répéter indéfiniment - c'est l'Éternité, l'Univers, enfin ce que vous voulez) :
Pendant longtemps, les suites pour violoncelles de Bach étaient considérées comme de vulgaires études à ânonner consciencieusement pendant ses études. Il a fallu que Pablo Casals les joue en concert pour que petit à petit on finisse par se convaincre que c'était pas si mal, comme musique.
Voyons ce que ça donne pour l'allemande de la 5e suite, par Pablo lui-même, puis la version qui fut de référence pendant pas mal d'années, celle de Paul Tortelier :
Et pour finir, c'était Jordi Savalls. Si, si, c'est bien les mêmes notes écrites sur la partition...
Bien.
Maintenant, passons à la catégorie de ceux qui se demandent quand est-ce qu'on mange et comment on fait les bébés.
Okay. Alors. Observons deux papillons...